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De l'autre côté du Jardin
Prix Alpes-Jura 2000
Le Tramway Bleu, de Nadine Mabille
(Editions Monographic)
Avant mai 1968 et son fameux slogan « il est interdit d’interdire », une jeune fille de vingt ans pouvait encore avoir des rêves et vouloir préserver son état d’enfance. Je dis bien état, sans rapport avec le premier âge de la vie. On pourrait le comparer à un îlot vierge où personne n’a mis et ne mettra jamais les pieds, un état dont on ne sait pas très bien soi-même ce que c’est. En tout cas impossible à décrire. Un lieu sans lieu et sans date, peut-être rattaché à l’aube du premier jour de la Terre. Quiconque en est habité n’a rien à craindre, il ne le perdra pas. C’est le cas de l’héroïne du Tramway bleu.
Vingt ans, première étape d’émancipation : c’est une terre en germe, c’est un jardin en friche. C’est une image qui ne cesse de se reproduire, qui ne cesse de se déchirer. C’est un mirage entre le feu et le ciel. Entre l’enfer et l’absolu.
Libre ! Adieu famille, adieu l’obéissance. L’héroïne part pour la ville aux tramways bleus pour y étudier l’allemand. Très vite elle est introduite dans une bande de jeunes, plus ou moins affranchis, filles et garçons. Farandole de visages, de caractères. Ils sont là, débordant de leur jeunesse, avec leurs qualités, leurs travers, joies et peines.
Parmi les moments particulièrement émouvants, celui où l’autrice voit danser son père et sa mère : Quand l’orchestre a commencé de jouer, papa s’est levé, il a pris maman par le bras. C’était une valse (…) Ils se sont mis à tourner, tourner tous les deux. Ce n’était plus mes parents, c’était seulement des amoureux. Ils étaient métamorphosés…
Du même coup, la jeune fille se départit de l’égoïsme dont elle a fait montre envers eux, jusque là. À vingt ans, elle peut encore croire que la liberté (ce mot revient souvent sous la plume de Nadine Mabille) est de faire ce qui lui plaît, parce que vingt ans, c’est une naissance à soi-même et c’est le refus d’autrui… tout en n’étant cependant rien d’autre qu’une éphémère offrande à la vie.
Quant à l’écriture du livre, j’emploierai, ici encore, le mot farandole. Comme les pas de cette danse, les mots s’enchaînent, avancent,se répètent au rythme à la fois tendre et endiablé d’un allegro : des mots tout simples, quotidiens, dont il émane une aura de poésie, comme de tout ce qui est authentique. Nadine Mabille aime les mots. Elle s’en donne à cœur joie de leur infuser cet amour. Ecoutons-la dire adieu à l’âge de ses vingt ans : Je m’en vais doucement, je te quitte sans heurt, sans douleur. Je vais vers ma vie, je vais dans la force de mes pas, dans l’élan de mes désirs. Je veille à jamais sur vous, mes précieux fantômes, je vous chéris comme des enfants disparus… Et vous sachant intacts, je peux me mettre à vieillir.
Un livre empreint de fraîcheur, de gaîté, de fugitives nostalgies.
Critique de Pierrette Micheloud, membre du jury
Un singulier roman d’apprentissage
«(H)éden» de Nadine Mabille
(Sierre, Editions Monographic, 2012, 315 pages)
Sous-titré Conversation avec Elise, le dernier roman de Nadine Mabille confirme la singularité de cette voix dans le paysage des lettres romandes. Auteure de récits et de nouvelles où se dessinaient déjà la finesse de l’analyse, la délicatesse de l’évocation (personnages et paysages) et un talent de narration certain, elle donne ici un roman plus ambitieux, dans ses dimensions, sa forme et sa thématique.
L’auteure confie (choix périlleux, mais contrôlé) à un adolescent le soin de conduire la narration, de raconter comment de «mort vivant» qu’il était jusque-là, englouti par les jeux vidéo, avalé par le virtuel, il accède peu à peu au monde réel grâce à Elise, sa grand-mère. Au passage le roman nous livre le récit de la vie d’Elise, femme remarquablement libre pour son époque, et le portrait de la génération des parents du héros, post-soixante huitards déboussolés, ployant sous le poids d’une éducation qu’ils ne parviennent pas à assumer. Le récit avance, de plages brèves en plages brèves, vers l’événement inéluctable, la mort d’Elise, qui aura su faire revenir à la vraie vie le jeune Eden, enfant unique et «précieux», si précieux qu’on lui a tout permis (tout promis?), sans aucune modération:
«Les enfants parfaits ne sont reliés à rien. A aucune blessure, à aucune fêlure, à aucune faiblesse. C’est ce qui avait été prévu dans le projet des naissances. Je n’étais donc relié à rien, si ce n’est à Lara.»
Le résultat est un enfant muré dans ses paradis artificiels, recherchant sans cesse, coupé du monde réel, la compagnie d’une créature virtuelle, Lara, à laquelle il voue tous ses instants. Proche de l’autisme, Eden ne peut manifester aucun sentiment humain, ni de joie ni de tristesse, si bien que ses parents, enfin alertés, le confient à sa grand-mère, qui vit à la campagne et chez qui, privé de toutes prothèses informatiques, l’enfant va apprendre un nouveau langage.
On assiste alors, de manière originale, non à la reconstruction de l’adolescent à proprement parler, mais à une réédification du monde réel et à sa réappropriation par l’enfant. Cela commence par les mots, bien sûr («au commencement était le Verbe»), les «mots d’Elise», qu’Eden apprend à connaître et à utiliser, qu’il entend, mais qu’il apprend aussi à retrouver dans les vieux dictionnaires, à reconnaître dans les lectures auxquelles l’initie sa grand-mère, dans les chansons cachées au coeur des vieux vinyles.
Ensuite, Eden apprend à palper le monde, dans le jardin d’Elise, avec ses herbes réelles, ses animaux réels, ses sons et ses odeurs réels. Il oublie peu à peu Lara, son visage inexpressif, ses petites ailes qui ne lui servent qu’à voleter dans de plats paysages artificiels, sa trahison en faveur du garçon à la flûte, son effondrement sans douleur sous les coups de l’enfant trahi, dans ce monde qui n’existait pas, où il n’existait pas. Le monde d’Elise peu à peu l’envahit, il réapprend à voir, à sentir, à écouter, à jouer à des jeux qui ne sont pas électroniques.
Puis ce monde se peuple, des vivants, bien sûr, mais aussi des morts, ceux d’avant ce temps, que l’adolescent découvre dans le tiroir aux photos d’Elise. Il peut ainsi reconstituer la longue chaîne dont il est issu, regarder vers l’amont, puis, avec une sûreté nouvelle, vers l’aval: il n’est plus seul, il est «relié». Et cette découverte s’accompagne du surgissement de sentiments inouïs, jamais éprouvés encore: tendresse, chagrin, joie, émotion qui enfin fait éclore les larmes et craquer le corset de la chrysalide:
«Et je ne suis plus un enfant précieux, plus un enfant anxieux, je suis un garçon pressé. Pressé de tout voir, de tout explorer. Ce qui donne sa saveur à la vie ce n’est pas de savoir, mais de découvrir, disait Elise. Je suis impatient de me confronter au monde, qu’il soit bienveillant ou féroce, accessible ou impénétrable, imprévisible ou rassurant.»
Comme on le voit, cette histoire d’une thérapie sauvage pouvait déboucher sur une apologie nostalgique d’un monde en voie de disparition; si elle l’est à quelques égards, elle n’en ouvre pas moins sur l’avenir et exalte le goût de vivre.
Dernier «geste» significatif de la personne humaine au plein sens du terme, un nouveau baptême: «J’ai rajouté un H et un é à mon prénom. Héden, ça fait plus commun. Et quand je marcherai au milieu des autres, rien ne pourra me distinguer d’eux.» La part du rêve cependant est préservée: «Mais je pourrai aussi conserver, à l’intérieur de moi-même, ces deux syllabes toutes simples, celles qu’ont choisies mes parents, celles du paradis, pour que j’en trouve toujours un éclat quelque part.»
Domaine Public, Catherine Dubuis
22 décembre 2012